Récit

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Bilan subjectif de l'atelier "raconter l'atelier" réalisé lors des rencontres entre salarié-es à Besançon.

Le but de l'atelier était de partager quelques réflexions sur le sujet du récit et du story telling.

Genèse

      Lorsque j'étais étudiant en Sciences Humaines j'ai écrit sur les récits de vie en m'appuyant sur le récit de vie de mes grands-parents espagnols. Ils n'avaient jamais parlé de leurs années espagnoles (avant guerre, guerre civile, exil), en grande partie parce qu'on ne leur avait jamais demandé de témoigner, aussi parce que le moment n'était pas venu et enfin parce qu'ils s'imaginaient que leur histoire n'intéresserait personne.       Pour réaliser mon mémoire de recherche d'Histoire, je me suis appuyé sur toute une littérature essayant de comprendre les récits de vie : Mauss et Méta Mauss d'Art Spiegelman, L'écriture ou la vie de Jorge Semprun, Témoins de Jean Norton Cru, Si c'est un homme de Primo Levi...

      Témoigner c'est raconter, c'est choisir dans sa mémoire des éléments qu'on considère dignes d'intérêts, des éléments qu'on trouve signifiants et intéressants de transmettre. Le témoignage est donc une sélection de souvenirs. Et également une nouvelle mise en forme (Les souvenirs n'arrivent pas dans l'ordre !). Pourquoi choisi-t-on de raconter ? A qui et pour qui écrivons-nous un récit ? Avec quelle intention ? Quelles sont les choses qui se disent et ne se disent pas ? Quels sont les biais des témoignages ? Comment éviter certains biais ? (Un des biais courants est de produire le récit que les personnes veulent entendre... Et, d'écrire le passé avec le point de vue d'aujourd'hui (biais téléologique). Pour contrer ces biais on peut s'interroger : "Mais à l'époque on pensait quoi ?", "Quel était l'air du temps ?", "Quelles étaient les éléments de compréhension pour comprendre les événements ?"... Analyser des récits à plusieurs périodes permet de comprendre les ruptures et les continuités dans l'histoire, d'interroger les moments charnières, de voir la transformation dans les manières de penser et de faire...

      Que vivent/pensent les gens de/à l'atelier ? Comment chaque catégorie sociale se représente sa participation ? Est-ce que tous ces récits correspondent à ce qui racontent les rapports d'activités, aux écrits militants (qui peuvent être prescriptifs, performatifs, hagiographiques...), aux journaux, aux histoires qu'on se raconte en off entre nous, etc???       Bref, que disent/pensent les personnes qui s'impliquent au quotidien dans les ateliers ? Comment se représentent-elles l'atelier, ce qu'elles font ? Comment les choses qu'elles font influent sur leur vision du monde, leur manière de vivre ?

      Un des postulats est que chacun-e a une vue partielle et partiale de l'atelier (point de vue situé)... Personne ne voit jamais tout en même temps... Pour cette raison le travail consiste donc en recueillir une grande diversité de témoignages pour avoir un maximum de visions différentes... et ensuite à chercher à comprendre pourquoi de tels écarts dans les représentations... (Tout en observant, car il y a aussi parfois des décalages entre ce qu'on dit et ce qu'on fait).

      Souvent en raison de l'urgence qui règne dans les ateliers, du grand nombre de choses à faire, de l'envie de faire du concret (idée qu'à l'atelier "faire" prime et que "causer" est une perte de temps et même peut-être une nouvelle occasion de conflits), certaines personnes ont du mal à se représenter la diversité des idées et des avis qui co-existent dans les structures, parce que peu de temps est donner à parler, à écouter, à raconter, à rassembler des récits (combien d'entretiens individuels par ans ? De vrais moments d'échanges ?) ...

      Or sans récit, il peut y avoir un sentiment de perte de sens, d'éternel recommencement, de solitude... Produire/écouter un récit permet d'observer que l'autre nous a entendu, compris, pris en compte... Le récit permet également d'ancrer nos actions dans une histoire, une histoire des alternatives... Il permet de faire collectif, car beaucoup des petites choses qui nous arrivent sont partagés dans d'autres ateliers... Il peut permettre de relativiser nos erreurs (ça arrive à plein de monde)... Mettre en mots permet également de contempler tout ce que nous accomplissons, dire peut permettre de faire des bilans persos (réfléxivité), de gagner en confiance, de gagner en dignité (derrière les chiffres il y a des gens), de partager l'expérience avec d'autres qui ne viennent pas forcément à l'atelier (ami-es, familles, universitaires, etc), de faire émerger de nouveaux sujets (penser aux récits des personnes colonisées, des femmes, des ouvriers... et aux réactions que les premiers témoignages ont suscitées).       Le récit permet de parler sa réalité avec ses mots, de maîtriser son image. De ne pas se laisser raconter par d'autres.

Raconter pour lutter contre le "déni d'antériorité".

      Le déni d'antériorité est un concept de Fanny Bugnon. Elle remarque que les femmes violentes sont toujours considérées comme des cas nouveaux (et pathologiques) or elles ont toujours existé (et à chaque fois, on dit qu'elles sont nouvelles). Le déni d'antériorité c'est nier cette histoire, cette continuité, c'est s'indigner à chaque fois comme si c'était nouveau et insupportable.       Les ateliers de vélos sont souvent traités comme des petits nouveaux par les collectivités, les partis de gauche, les écologistes, les médias, etc. Or non, il y a des utopies concrètes dès le XIXe (des lieux où on partage des outils). Dès les années 1960 les Provos font beaucoup de choses pour promouvoir le vélo, dans les années 1970 on fait des vélorutions, et en 1980 existent les premiers ateliers vélos... Nos initiatives ont fait leurs preuves, elles marchent, elles s'appuient sur des traditions, des pratiques, des expériences... Il est possible, grâce au récit de se transmettre les expériences et la légitimité...       Quelques questions intéressantes à se poser sont : Pourquoi cette histoire des alternatives n'émerge pas ? Pourquoi les partis de gauche ne s'y intéressent-ils pas davantage ? Qui gagnent à cette invisibilité ? (Cf. Jacques Rancière, Le maitre ignorant.)

Raconter pour visibiliser

"Loin des yeux, loin du cœur" Lorsque l'atelier est fermé, on peut croire qu'il est fermé. Et s'il est fermé on peut penser que les personnes ne travaillent pas ! Pendant les permanences, le travail c'est d'être disponible pour conseiller les personnes... Comment rendre compte de cette tâche ? (On peut même penser que si tout se passe bien il n'y a pas de travail... C'est quand ça ne marche pas qu'on se rend compte qu'il y a des personnes qui sont derrière et qui font ceci et cela...). Maria dit: "Les gens peuvent défendre une bibliothèque, ils savent à quoi elle sert. Pour défendre les bibliothécaires ce sera plus dur".

Raconter pour lutter contre les indicateurs quantitatifs

Les personnes qui ne sont pas sur le terrain demandent souvent des indicateurs quantitatifs pour juger notre travail (collégiale, partenaires, financeurs, adhérents lors de l'AG). Mais comment rendre compte d'une ambiance avec de tels indicateurs ? Comment rendre compte d'une semaine particulière ? (Simon Cottin-Marx dit "Dans les assos les cas atypiques sont typiques", comment rendre compte de ça ?) De la spécificité de l'équipe ? Comment évaluer les activités avec des indicateurs qui ne nous correspondent pas, forger par d'autres ?

James Scott raconte les biais des évaluations dans Zomia et Petit éloge de l'anarchisme... Il raconte l'histoire de personnes qui refusent de communiquer des infos pour ne pas se faire contrôler, pour rester libres... Or dans les associations il y a un éloge de la transparence... Faut-il toujours communiquer les infos ? Et à qui ?

Michel Foucault parle, lui aussi, de l'aspect néo-colonial du langage dominant... Pour plaire aux militants et aux financeurs on se met à parler comme eux, à utiliser leurs mots... Et à force de parler comme les dominants on se met à penser comme eux, à partager leur agenda et leurs lubies... Ainsi, peu à peu, il peut y avoir un glissement entre leurs urgences, leurs visions du monde et les nôtres... De plus en plus de chargé-e-s de projets/coordinateur-ices se mettent à parler comme des manageurs et des financeurs (Certes ils sont un peu obligés !), Mais, est-ce que les personnes qui s'investissent à la base de l'atelier se reconnaissent dans ce langage ? Que provoque cet étrange vocabulaire chez elles ? Quelle impression produit cette injonction à suivre le calendrier des dates institutionnelles ? etc (C'est le problème de la violence symbolique des interlocuteur-ices trop en surplomb).

Raconter l'asso dans la newsletter

La newsletter peut être un endroit pour que se rencontre Le grand calendrier institutionnel de l'association (La SERD, l'AG, etc) et les petites anecdotes du quotidien (les joies, les anniversaires, les micro-problèmes, les trucs drôles, les copinages, etc.).

Howard Zinn a écrit Une histoire populaire des Etats Unis A chaque fois il prend le contre-pied de l'Histoire officielle étasunienne... Il raconte l'histoire de la découverte de Colomb du point de vue des amérindien-nes, celle du développement économique par les esclaves noir-es, celle de la conquête de l'Ouest par les engagés chinois qui durent poser les rails des trains... Le récit peut permettre de donner la parole aux petites mains de la Vélorution... A celles et ceux qui ont triés les caisses de pièces détachées, préparées du café, apaisé des conflits, etc.

Freins aux récits

1-Se dire que tout a été dit.

2-Se dire que ça n'intéresse personne (Presque 1000 exemplaires de L'Atelier des miracles ont été vendus en un an, ce qui montre le contraire. Nos ateliers et ce qui s'y passe intéressent les gens ! Des éditeurs, des librairies, des bibliothèques, des universitaires, sont intéressés par le sujet...). Chasse-Goupille est également un phénomène (plusieurs centaines d'exemplaires de chaque numéros sont diffusés).

3-Se dire que ce que nous faisons n'est pas extraordinaire (Cf. Petit éloge de la médiocrité de Guillaume Meurice)... C'est les gens médiocres qui font tourner le monde et c'est la marge qui tient la page ! La télé est saturée de récit de gens géniaux, de rois et de reines, de champion-nes, de milliardaires, de supers militant-es... En laissant toute la place à ces récits individuels exceptionnels on ne laisse pas de place aux gens ordinaires et aux gens qui ont su s'unir, malgré leurs défauts et leurs divergences, en collectifs... Les gens ordinaires, pas parfaits, sont la majorité... Pourquoi ne seraient-ils pas légitimes à parler ? Pourquoi sont-ils si inaudibles ?

4-Dans les assos on trouve souvent des personnes atteintes du syndrome de l'imposteur (elles prétendent qu'elles sont de passage, qu'elles n'ont pas vraiment le diplôme (ou pas celui qu'il faut), elles s'excusent de faire les choses à leur manière, elles prétextent qu'elles dépannent pendant un temps, etc.). Toutes ces personnes ne se sentent pas à l'aise pour témoigner, pas assez légitimes, elles ne se sentent pas représentative (or comme dit David Graeber, dans La démocratie à la marge, les assos sont des agrégats de minorités, personnes n'est vraiment représentatif car s'y côtoient les farfelu-es, les personnes en situation de handicaps, les rêveur-ses, les révolutionnaires non alignés, des femmes, des féministes, des personnes LGBTQ+, les étudiant-es, les fauché-es, des voisin-es, des hippies, des punks, des personnes exclues ailleurs) ...

Les personnes ne se sentent pas légitimes, et pourtant depuis des années elles font le travail et ça marche (Elles sont si nombreuses qu'elles ne peuvent pas être considérée comme masse négligeable) ... Souvent les personnes ne se rendent pas compte du travail qu'elles fournissent car elles offrent quelques heures un jour de la semaine (alors il faudrait faire les comptes et dire: "Aujourd'hui vous êtes deux bénévoles à l'atelier, mais il y en a aussi deux qui sont en ce moment en train de faire une animation à l'extérieur... et c'est comme ça toute la semaine, beaucoup de personnes offrent du temps à l'asso... Ce n'est pas rien !").

Auto-dévalorisation (suite) : Dans les ateliers on dit souvent "je bricole", "je bidouille", "c'est à l'arrache", "Je viens donner un coup de main 2 minutes"... Et, nous avons un peu honte d'improviser alors que tous les jours les spécialistes, les journalistes et les politiciens, eux, le font...

4-Ne pas témoigner au début car on ne se sent pas légitimes... Et ne pas témoigner ensuite car on pense que c'est trop tard... Lire La ferme des animaux de Georges Orwell (Et C'est pour la bonne cause de Simon Cottin-Marx).

5. Primo Levi dit que beaucoup de personnes ne témoignent pas car elles se sentent privilégiées (elles ont survécu et beaucoup d'autres non, elles ressentent de la honte car elles ont eu plus de chances). A l'atelier on peut aussi entendre ce genre de propos "Nous n'avons pas à nous plaindre, pas à témoigner, nous sommes dans une bien meilleure position que les publics que nous recevons" ou bien "Nous avons choisi d'être ici donc nous n'avons rien à dire"...

L'atelier est un formidable endroit pour observer le monde, beaucoup de personnes et beaucoup de thématiques s'y croisent... De cette diversité nous pouvons témoigner (Cette diversité et cette richesse ne sont-elle pas l'envers de l'enfer normalisé et sécuritaire que la société dominante nous propose?) ... Et, certes nous sommes plus privilégiés que certain-es, mais moins que d'autres!

6. Ne pas témoigner par "refus de parvenir", pour ne pas se distinguer du groupe, pour ne pas laisser penser qu'on est une "personne différente". Cette idée, bien que généreuse, peut faire qu'on se sente apprentie toute la vie... C'est un peu la négation de la reconnaissance, de l'expérience, de l'expertise...

Témoigner pour lutter contre l'air du temps.

La télé nous racontent tous les jours que les personnes s'entre dévorent, que les communautés ne peuvent plus cohabiter, que les gens sont individualistes/égoïstes/désabusés/ignorants... Ces propos ont pour fonction de renforcer le chacun-e chez soi, la société de travail, de consommation, de compétition... D'encourager la défiance, de briser les solidarités, d’empêcher l'événement d'initiatives plus autonomes...

Par le récit on peut valoriser ce qui se passe à l'atelier : Tous les jours des personnes très différentes s'entraident, s'encouragent, inventent des astuces pour faire fonctionner des objets destinés à être jetés... Il faut le dire, le marteler, car, en même temps, la droite travaille aussi à produire son récit!

(Cf. Antonio Gramsci et son concept d'Hégémonie Culturelle... La société a tendance à forger les personnes dont elle a besoin: des personnes qui respectent ses règles, ses institutions, ses valeurs, honnêtes et travailleuses...)

https://www.youtube.com/watch?v=WxduGqsmdqw&ab_channel=BLAST%2CLesouffledel%27info)

 DE VILLIERS : UN RÉACTIONNAIRE PAS SI FOU Soutenez Blast, nouveau média indépendant : https://www.blast-info.fr/soutenir "On le présente à son grand plaisir comme un homme de l'ombre dont les conseil... www.youtube.com

Ouverture

Les ateliers contribuent à beaucoup de choses, souvent des choses invisibles. Raconter permet d'étoffer, de valoriser, de complexifier, d’intéresser, de mieux comprendre, de transmettre... Les ateliers sont un refuge mais aussi un espace de résistance et un espace où s'invente d'autres manières de faire et d'imaginer...